21 décembre
« Il faut beaucoup d’années pour mettre sa vie en ordre. Mais c’est absolument nécessaire si nous voulons jouer correctement le jeu. Parce que la vie est un jeu que nous désirons gagner, un jeu profond, grave, innocent et obscur dont nous ignorons les règles aussi bien que la meilleure stratégie à adopter. Il m’est clair désormais que chaque partie se joue seulement contre soi-même, et pour avoir une chance de la gagner, nous devons rester conscients et éveil- lés. L’autre fait partie de mon jeu. Et je fais partie du jeu de l’autre. J’aime beaucoup cette phrase du poète Yazuki que j’ai lu si souvent : “Il convient de comprendre que la plus haute ambition, la plus grande soif de ce monde est la plus modeste dans l’autre monde…” C’est une dimension que sa poésie m’a donnée : une certaine distance, une certaine conscience, quelque chose de neuf, de radicalement neuf. » Laïal éteint l’enregistrement et regarde l’heure. Minuit. Il se félicite de ce réveil qui lui indique l’heure en toutes lettres. L’un des rares cadeaux intéressants de son père. Il est entré dans la nuit la plus longue de l’année, la plus noire. Là où la lumière prend racine. Il aime ce temps qui est pour lui présage. Il s’est levé et regarde par la fenêtre la ville immense avec toutes ses vitres illuminées comme une menace de lueurs. Maintenant, sortir, songe-t-il. Fumer. Circuler dans les rues magnétiques et muettes. Entendre Eva l’appeler par son nom
— Laïal, Laïal, viens avec moi ce soir !
et poursuivre sa route en lui laissant un billet de cent dollars sur le pare-brise de sa Chevrolet Bel Air de 1964 dans laquelle elle tapine depuis six mois. Cent dollars pour tout, pour rien, sinon pour ces heures où, assis à ses côtés sur la banquette en cuir beige, il lui raconte sa vision du monde. Il ne la touchera jamais.
Encore une fois, dans la rue, il éprouve qu’à New York il n’y a pas de palmiers sauvages.»
«365 jours dans la vie des humains sur la planète Terre… A New York, Laïal tente de se détacher des siens. Au Portugal, Perla apprend à mourir, et sa fille Wanda à devenir mère. A Venise, le cardinal Luigi de Condotti parle aux abeilles. Le jeune Kola, en Afrique, découvre ce qu’il en est de l’amour qui unit Mado, sa mère, à Youli. Dans l’hôpital de Sakhaline, en Russie, où un Indien se prend pour un patron de la CIA, Jozef ne fera peut-être jamais le deuil de sa femme… Voici quelques-unes des voix qui peuplent ce roman-monde : elles communiquent furtivement par élans charnels, émotionnels ou spirituels. Est-ce un hasard si toutes partagent la lecture des livres de Yazuki, cet écrivain japonais qui cherche son point final et dont chacun quête l’opus mythique, Opéra des oiseaux?
Ainsi se déploie la partition de Laurence Nobécourt, de pays en cultures différentes, de langages en paysages inattendus. Les destins s’entrelacent, à l’insu souvent des protagonistes : chacun poursuit l’équilibre de sa vie, et déséquilibre celle d’un autre. Parfois c’est un enfant, parfois une femme très âgée, parfois un homme dont la voix semble changer, traverser le temps et l’amour.
Entrer dans ce livre gracieux et profond, c’est accepter de ne plus maîtriser tout à fait le cours des choses, s’abandonner avec délices à l’énergie déconcertante et vive de la littérature.»
- Entretien : Dimanche 28 mai, 22h, A portée de mots, sur RTBF avec Axelle Thiry Ecouter l’entretien