« Je pousse la grille de l’atelier et j’entre dans le silence d’une présence. Elles sont là, chaque matin, avec leurs regards de granit. Vivantes. Qui m’attendent dans la cour pavée que l’herbe envahit lentement : formes sculptées de ma main, passées, à venir. Par elles, je grave une parole de pierre dans le livre des mémoires, tout ce dont mon corps se souvient et qui, au bout de mes doigts, célèbre le rythme de la vie, plus puissant que le cœur de la mort. Je ne peux rien dire, mais je ne puis non plus me taire.
Qui a connu les camps de concentration ne s’en libère jamais. Ils sont là, chaque nuit, et avec eux, chaque matin, ceux qui sont morts assassinés à mes côtés, témoins d’une ténèbre absolue et informe à partir de laquelle je sculpte l’espérance. »
Shelomo Selinger, juif polonais, est entré dans l »enfer nazi à l’âge de quatorze ans. En quatre années d’horreur, il a connu neuf camps de concentration et deux marches de la mort. Comment a-t-il pu survivre? « L’instinct, le hasard, la fraternité. Et puis l’oubli », répond-il.
L’amnésie totale s’est en effet emparée de lui du jour où où il a été libéré, et l’a protégé pendant sept longues années des fantômes de la Shoah. Elle ne s’est dissipée que lorsqu’il est vraiment revenu à la vie par la grâce d’une double rencontre : celle de l’amour et de l’art.
Depuis, Shelomo Selinger ne cesse de témoigner par ses dessins et ses scultpures monumentales qui se dressent à Drancy, La Courneuve, Luxembourg ou dans l’Allée des Justes des Nations au mémorial Yad Vashem de Jérusalem.
Mais l’artiste chante aussi l’enfance, la femme, l’espérance qu’il incarne dans le bois et le granit. Et dans ce livre où l’écrivain Laurence Nobécourt lui a prêté sa plus de feu, il déclare son amour inaltérable de la Vie : » Il n’y a rien de plus sacré que la Vie. Même Dieu n’est pas aussi sacré. »
France Culture, Talmudiques, 28 fév 2021
France Culture, Talmudiques, 21 fév 2021, dans l’atelier de Shelomo Selinger